DU SPIRITUEL DANS L’ART
L’abstraction
trouve en partie son origine dans les recherches de Cézanne, au niveau de la couleur. En
effet, pour le peintre, la couleur de même que la forme peut évoquer le
mouvement, le rythme, la profondeur. C’est alors que quelques artistes
franchissent une étape supplémentaire en n’hésitant plus à prôner la valeur de
"l’intériorité" ; ils revendiquent la primauté du regard
spirituel sur la perception objective. A partir de là, on
assiste à une véritable conversion du raisonnement qui ne prend plus pour
référence le monde réel mais l’intérieur de l’être où se trouve, selon les partisans
de l'abstraction, l’essence de la
création.
Chez
Kandinsky et surtout chez Malévitch, cette quête du spirituel, cette recherche
de l’absolu, sera radicale. Elle franchira le domaine du subjectif pour finir
par se replier sur elle-même et aboutira à une image réduite à sa plus simple
expression, c’est-à-dire rien chez Malévitch. Ces
deux artistes ainsi que Mondrian s’attachent à découvrir les voies et les
possibilités de la peinture non figurative. A ce sujet Kandinsky écrit un essai
en 1911 : "Du Spirituel dans l’Art et dans la Peinture en
particulier" (1). Dans ce petit ouvrage théorique, il est question d’un spiritualisme
profond qui trouve ses racines dans le symbolisme et, au-delà, dans la tradition mystique slave. "Lorsque la religion, la science et la morale
sont ébranlées et lorsque leurs appuis extérieurs menacent de s’écrouler,
l’homme détourne ses regards des contingences externes et les ramène sur
lui-même ; la fonction de la peinture devient alors d’exprimer le monde
intérieur de l’individu, autrement dit son monde spirituel."
Malévitch
pour sa part développe une approche plus géométrique de la peinture abstraite
qui aboutira d’ailleurs logiquement, par dépouillements successifs, à la non
représentation. Ces deux artistes ont la même origine, les mêmes racines, ils
font preuve du même intérêt pour le symbolisme et d’un désir équivalent de
changement. Alors, quoi d’étonnant s’ils sont conjointement les initiateurs de
l’abstraction et s’ils réfutent ensemble les principes de la peinture figurative. Après
son carré blanc sur fond blanc en 1918, sorte d’aboutissement absolu, Malévitch
cesse pratiquement toute activité de peintre et se consacre à l’écriture
d’ouvrages d’ordre théorique ou didactique. "Le carré donne à voir
l’infini qui ne fait qu’un avec le zéro ; il ouvre une fenêtre sur l’Être
qui se confond avec le Rien" (2).
Dès
1921, le critique Taraboukine lors d’une conférence, sur les recherches
suprématistes et constructivistes des peintres russes intitulée "Le
dernier tableau", généralise d’ailleurs l’analyse de Malévitch sur le
Rien : - A chaque fois que l’artiste a voulu se débarrasser réellement de la
représentativité, il ne l’a pu qu’au prix de la destruction de la peinture et
de son propre suicide en tant que peintre. Je pense par exemple à une toile
récemment proposée par Rodtchenko... Ce n’est plus une étape, mais le dernier
pas, le pas final effectué au terme d’un long chemin, le dernier mot après
lequel la peinture devra se taire, le dernier tableau exécuté par un peintre.
Mais la mort de l’art de chevalet ne signifie pas pour autant la mort de l’art
en général, l’art continue à vivre, non comme forme déterminée mais comme
substance créatrice. Constat prémonitoire de l'art conceptuel
et minimaliste mais sans doute lourd de conséquences pour les
générations à venir désormais contraintes à trouver de nouvelles définitions
pour justifier leur démarche créatrice.
L'adhésion
du public à l'abstraction, il faut bien l'admettre, dépend surtout
de l'habileté du galeriste concerné à faire monter la "cote"
de son artiste. L'un d'eux, déjà dans les années trente, déclarait
même avec cynisme : "Le compotier est prêt, je n'attends plus
que les poires..." Remarque sans doute toujours d'actualité.
1) Cf. Du spirituel dans l'art, édition Denoël.
2) Cf. Le miroir suprématiste (1923),
édition G. Lébovici.
sommaire
|