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Paris-Palette / Charles Virmaitre (1835-1903) - 1888
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Source
: Bibliothèque nationale de France
Date de mise en
ligne : 15/10/2007
PARIS - PALETTE
ALBERT SAVINE ÉDITEUR, RUE DROUOT, l8 - PARIS - 1888
Les Rapins
Des hommes d'esprit
écrivirent jadis, sous ce titre Paris-Rapin, une petite plaquette
dans laquelle ils célébraient les barbes antédiluviennes, les
chevelures mérovingiennes, les justaucorps fantastiques, les
souliers à la Poulaine et les feutres à la Périau.
Rapin, suivant eux,
voulait dire Jeune balayeur de l'art, petit domestique
d'atelier. Depuis cette époque qui, pourtant, n'est pas si
lointaine, le rapin n'existe plus qu'à l'état de légende. Faut-il
regretter, suivant une expression célèbre ces titis de l'Art ?
Je ne le pense pas,
car tout s'est transformé et le rapin a suivi le mouvement.
Il n'est point
nécessaire, pour être un artiste, même en herbe, de porter de
longs cheveux, un béret graisseux, des espadrilles et des gilets
rutilants. Le rapin est un apprenti comme il y en a dans tous les
corps de métiers, et sa force future ne se réside pas, comme celle
de Samson, dans la longueur de ses cheveux.
L'Art y a-t-il gagné
ou perdu ? Et parce que l'on ne pratique plus comme autrefois la
charge grossière, l'élève ou l'apprenti, comme on voudra, en
aura-t-il plus ou moins de talent ?
On écrirait dix
volumes sur les charges d'ateliers. Il y avait le règlement par
tradition. L'entrant devait obéissance et respect aux anciens, sous
peine de Broche en cul. Cette peine s'appliquait de deux manières on
asseyait le bonhomme par terre, on lui passait un manche à balai
entre les jambes et on le hissait sur un tabouret très élevé
alors, on lui déboutonnait sa culotte, puis on lui passait entre
les cuisses une barre de fer peinte avec du vert mignon, un camarade
imitait alors de la voix le bruit de la chair grésillante et le rapin
éprouvait la sensation d'une brûlure et poussait des cris de paon. Tous les camarades riaient à se tordre, mais cette épreuve n'était
que préliminaire. Le patient devait faire un discours sur la perte
de ses illusions et chanter une chanson, la plus sale possible, sur
un air de cantique.
Généralement pour
faire partie d'un atelier, il suffisait d'être présenté par un
camarade alors le nouveau devenait rapin, jusqu'au jour où il en venait
un autre qui le remplaçait.
Une fois le rapin
admis, on l'emmenait à la campagne, dans un restaurant champêtre ;
les anciens solennellement couverts de nappes lui faisaient jurer sur
le Bottin, guerre à mort aux professeurs de l'Institut, puis ensuite
tous déjeunaient.
Il y avait des
rapins riches, mais la généralité était pauvre aucun, quelles
que fussent ses qualités, sa richesse ou sa naissance, n'était
exempt des épreuves et, dans les ateliers, la solidarité était si
grande que les rapins pauvres étaient les plus considérés.
Le rapin était
chargé des commissions de l'atelier, c'était la bonne à tout
faire, le pourvoyeur des anciens. Les jours de dèche et Dieu sait
s'ils étaient nombreux, il devait s'ingénier à faire vivre la
bande. Combien de tours de force furent accomplis pour arriver à ce
résultat.
Un des rapins les
plus célèbres fut Bocco, il était de l'atelier Picot, rue Duperré.
Bocco, rapin par
vocation, était un petit bossu à figure étrange, il était le
souffre-douleur de la bande joyeuse. Il voulait absolument être
peintre, rien ne le rebutait, aucune besogne ne lui répugnait dans
la journée il se faisait commissionnaire pour gagner le dîner de
ses camarades il ne gardait rien pour lui, il vivait en prélevant
deux ou trois pommes de terre frites sur chaque cornet, cela
constituait sa maigre portion. Dans ce temps-là les pommes de terre
frites n'étaient pas chères, pour un sou on avait de quoi contenter
son appétit, mais la pomme de terre frite a suivi le mouvement ;
quand on en demande aujourd'hui pour un sou, le marchand répond
dédaigneusement on n'en fait pas.
Un grand nombre de peintres étudièrent
sous la direction de Picot, y passèrent, MM. Gustave Droz,
Luminais, Courbet, Pils, Moreau, Santiago, l'évêque, patron
de Notre-Dame-de-mélé-cassis, Lenoble, un des fondateurs de la
Reine-Blanche, Morand..., tous mangeaient chez Ledanseur,
marchand de vin établi au coin de la rue des Martyrs ; on les appelait
la société des trente, ils payaient pour le mois, d'avance. Les rapins de l'atelier Picot étaient incorrigibles
ils étaient la terreur du quartier, lequel alors était loin d'être
peuplé comme aujourd'hui et les barrières de Paris existaient encore.
Au square
Vintimille, on avait placé une statue de Napoléon, en marbre. Les
rapins de l'atelier Picot l'enlevèrent pendant la nuit. Le
lendemain, grand tapage, on fit les recherches les plus minutieuses,
elles furent inutiles. On avait oublié cette aventure, lorsqu'un
matin, les habitants du quartier virent Napoléon remis sur son
piédestal. Seulement il était peint en rouge et avait un caleçon
de bain tricolore.
Le costume de moine
était de rigueur chez les rapins mais ils partirent de Paris en
bourgeois, les costumes suivaient dans une voiture de déménagement.
Près d'arriver, ils revêtirent leurs costumes et placèrent leurs
effets dans la voiture sous la garde du conducteur.
Arrivés à l'Ile
Saint-Denis, ils rencontrèrent qui les attendaient Pascale, Clara,
Zoé, Cécile Lemaire, toutes joyeuses et belles filles, très
connues dans le monde des peintres. Ils soupèrent avec un entrain du
diable et organisèrent ensuite un bal échevelé. Pendant qu'ils
s'en donnaient à coeur joie, on était allé prévenir le
commissaire de police qu'une bande de moines folichonnaient et
scandalisaient les habitants. Le commissaire de police accourut avec
les gendarmes, et toute la société, hommes et femmes fut fourrée
au violon où ils passèrent la nuit. Le lendemain, quand tous
furent dégrisés, ils comparurent devant le magistrat, qui, tout en
voulant paraître sévère, pouffait de rire en écoutant leurs
explications. Le commissaire les admonesta en les engageant à ne
plus porter un costume défendu. Vous allez, leur dit-il, revêtir
vos habits et rentrer sagement à Paris.
On envoya un
gendarme à la recherche de la voiture, mais le conducteur, en
apprenant l'arrestation de ses voyageurs, avait pris la fuite avec
les vêtements.
Ils durent revenir à
Paris costumés en moines, et comme la route de Saint-Denis était
alors très fréquentée, les passants prirent les rapins pour des
moines revenant d'un pèlerinage, seulement ils trouvaient qu'ils
n'étaient guère recueillis.
Les anciens
n'épargnaient au rapin aucune humiliation, et lui faisaient toutes
les blagues imaginables. C'est ainsi qu'on envoyait le malheureux,
attelé à une charrette à bras, auprès du Directeur de l'école
des Beaux-Arts, pour lui demander les médailles. Ce dernier, habitué
à cette plaisanterie, répondait le plus sérieusement du monde :
Mon ami, votre voiture est trop petite, allez chercher une voiture de
déménagement, avec beaucoup de paniers.
Quelques peintres
restent rapins toute leur vie. Les honneurs ne les corrigent pas de
leur première éducation. Lorsqu'il fut question de nommer Garnier à
l'Institut, il répondit à ses camarades qui le félicitaient : Il
est question de me nommer à l'Institut, mais je m'en fous !
Le peintre Gibon fut
un des derniers rapins ; un jour, sans le sou, cela lui arrivait
souvent, il errait au hasard dans l'espérance de trouver à dîner. Rue des Abbesses il avisa un charbonnier marchand de vins. A la
devanture de la boutique, un carreau avait été cassé, la veille,
par un ivrogne. L'Auvergnat l'avait fait remplacer, mais sur le
carreau voisin, on lisait VI ce qui indiquait que l'N et l'S
manquaient pour compléter le mot vins.
Gibon entra : Eh
Pays, dit-il au charbonnier, voulez-vous que je vous remplace les
deux lettres qui manquent à votre carreau ?
Oui, dit l'Auvergnat
mais combien, me prendrez-vous ?
Quarante sous,
répondit Gibon.
Non, c'est trop
cher, vingt sous et un litre. Gibon accepta et se mit à l'oeuvre, en
un quart d'heure il compléta l'inscription.
Venez voir, dit-il
au charbonnier.
Le charbonnier
sortit dans la rue pour juger de l'effet, il se tournait de face, de
profil, de trois quarts, se grattait l'oreille et paraissait en
proie à une grande inquiétude.
Mais c'est tout de
travers, dit le brave homme, c'est pas ça.
Faut-il que tu sois
bête, dit Gibon, tu n'entends rien à la peinture demain quand cela
sera sec, les lettres seront droites.
Il arriva à P.
toujours rapin malgré son immense talent, l'aventure suivante : Elle
est racontée diversement, je donne les deux versions.
PREMIÈRE VERSION
P. était décorateur
au Louvre. Un jour le maréchal Vaillant lui fit dire que l'Empereur
désirait le présenter à l'Impératrice. Cette dernière avait
peint des fleurs et désirait vivement connaître l'avis de P. Le
jour fixé pour la présentation, P. arriva ; l'Impératrice
s'empressa de le recevoir, puis on le conduisit dans un petit salon
transformé en atelier. Sur un chevalet, reposait une grande toile.
Comment trouvez-vous
cela ? dit l'Impératrice à P.
P. regarda
consciencieusement, puis répondit :
Madame, les fleurs
c'est un rêve, mais ça c'est en zinc.
SECONDE VERSION
L'Impératrice était
à Compiègne, elle avait envie de faire peindre un boudoir avec un
plafond orné de fleurs et d'oiseaux, elle désirait que la
décoration en fût faite par P. Ce dernier avait été pressenti
mais avait refusé en disant n'y aura pas moyen de fumer sa
pipe ? Sa réponse fut rapportée à l'Impératrice qui renvoya un
chambellan dire à P. et qu'il pourrait fumer tant qu'il voudrait. P. se
décida. Un jour, il était sur son échelle en train de peindre,
lorsque l'Impératrice fit son entrée, accompagnée d'une de ses
dames d'honneur, Madame de la Poëze. P. descendit et l'Impératrice
le pria de venir lui donner son avis sur des fleurs qu'elle avait
peintes.
Quand P. fut devant
la toile, il dit à l'Impératrice : Ça des fleurs, c'est que
j'pète !
L'anecdote courut
aussitôt le Palais, l'Impératrice la racontait en riant à la
réception du soir. Oh Majesté, dit Madame de la Poëze, vous
oubliez quelque chose, quand le peintre vous a dit : Ça des fleurs
c'est que j'pète, il a joint le geste à la parole.
Quelle que soit la
vraie de ces deux versions, l'Impératrice fut à jamais dégoûtée
de la peinture et des peintres.
Les rapins, les
derniers, des Beaux-Arts, font quelquefois des sorties, jamais dans
le même ordre, ni pour les mêmes motifs, mais c'est toujours
prétexte pour s'amuser.
Leurs costumes
varient suivant les événements, leur dernière promenade fut une
protestation contre le boulangisme.
Au nombre de trois
cents environ, ils sortirent des ateliers de l'école des Beaux-Arts
vêtus de longues blouses blanches et coiffés de chapeaux de forme
diverses, ils avaient formé une sorte de pavois avec deux planches à
dessin, et là-dessus, ils avaient hissé un des leurs, qui avec sa
barbe ressemblait au brave général Boulanger. Un bicorne à plumes
blanches complétait la ressemblance. Autour du pseudo-général les
rapins formaient le cortège d'honneur, puis le monôme se déroula
deux heures durant dans tout le quartier en chantant le refrain à la
mode : Boulange, Boulange... C'est bien inoffensif !
Dans les ateliers,
il existe des légendes, elles sont transmises et par la tradition
amplifiée, selon la nature du conteur les unes sont comiques, les
autres mélancoliques, d'autres sont tellement roides qu'il est
impossible même de les mentionner.
Deux des plus
curieuses sont la légende de Jean Belin représentant la décollation
de saint Jean-Baptiste et la légende de saint Jérôme.
Dans une petite
ville du Midi, il existait une antique église dédiée à saint
Jérôme, mais comme les habitants étaient pauvres, malgré les
quêtes nombreuses et les prodiges d'économie accomplis par le
conseil de fabrique, le curé n'avait jamais pu parvenir à réaliser
la somme nécessaire pour doter le maître-autel d'un tableau
représentant saint Jérôme, le patron de l'église.
Un jour, le curé
avait réuni à sa table le maire, le premier et le deuxième
adjoint, tous trois cultivateurs. La conversation roula naturellement
sur l'image du malheureux saint. Le premier adjoint dit qu'il
connaissait un peintre parisien qui
ne prendrait pas cher. Le maire et ses deux adjoints convinrent
d'aller à Paris. « Surtout n'oubliez pas, leur dit le curé, qu'il
faut que saint Jérôme soit bien ressemblant et qu'on voie la
grotte. »
Ils partirent à
nouveau à Paris afin de juger l'avancement du tableau.
Dans l'atelier du
peintre, ils virent la toile, elle représentait une épaisse
forêt, avec une allée au milieu, le saint se promenait lisant son
bréviaire.
Mais, dit le maire,
M. le curé vous avait recommandé une grotte, je ne la vois pas.
C'est vrai, dit le
peintre, seulement, pour douze cents francs, je ne pouvais en plus vous
peindre une grotte.
Combien donc que ce
serait ? dirent en choeur le maire et les deux adjoints.
Quatre mille francs,
répondit le peintre.
Les trois hommes se
consultèrent et finalement promirent la somme demandée.
Le jour venu, le
curé et les deux adjoints débarquaient chez le peintres, ils
examinèrent le tableau. Le curé inquiet, cherchait, sans pouvoir le
découvrir saint Jérôme ; à la place où se promenait le saint, le
peintre avait peint une superbe grotte.
Mais, où donc est
le saint, dit le curé au peintre. Dans la grotte bien sûr,
répondit celui-ci. Ah ! ça c'est vrai, crièrent d'une voix
unanime les trois édiles.
Rendez-vous au Café
Une infinité de
peintres et de dessinateurs se donnent rendez-vous au Chat Noir :
MM. Fernand Pelez,
Henri Rivière, Uzès, le peintre émailleur Jouard,
Frémiet, Falguières, Renouard, Renoir, Rops, Morin,
Jeanniot, Claude Monet, Sizley, Maignan, Thévenot, Gilbert, Puvis de
Chavannes, Gervex, Clairin, Roll, Henri Pille, Carolus Duran,
Balavoine, Detaille, Rodin, Helleu, Aimé Morot. Jules Garnier,
Charles Garnier, Granet, Sargent, Joseph Leblant, Sinabaldi, Seurat,
Signac, Pissaro, Henner, de Vuilletroy, Cormon, Comerre, Rochegrosse,
Chartran, Gérôme, Flameng, Constant, etc.
La salle du bas du
Chat Noir, comme dit Montaigne, présente un panorama ondoyant et
divers, c'est un des seuls endroits de Paris où l'on s'amuse, où le
rire n'est ni commandé, ni guindé.
Le Café Pigalle,
situé place Pigalle, est connu sous le nom de Café du Rat Mort.
Auguste Lepage dit que ce surnom lui vient de ce que les habitués de
la Nouvelle-Athènes ayant eu une discussion avec le patron de ce
café, traversèrent la rue et allèrent au Café Pigalle
nouvellement installé ; les peintures étaient encore fraîches, les
plâtres encore humides, l'on respirait dans la salle du premier
étage une odeur tellement désagréable qu'un des nouveaux clients
dit : Cela sent le rat mort ici. Le café était baptisé.
Voici une seconde
version de l'origine du Rat Mort.
Le peintre Goupil,
pas celui qui est plus connu des marchands de vins que des marchands
de tableaux, faisait partie d'un groupe de peintres habitués du
Café Pigalle. Une nuit d'été, vers deux heures et demie du matin,
la bande dont faisait partie Goupil allait tourner la rue Pigalle,
lorsque Goupil mit le pied sur un énorme rat crevé qui puait comme
une charogne, il le ramassa, et, par le vasistas laissé ouvert pour
donner de la fraîcheur à l'établissement, il lança le rat dans la
boutique. Le rat alla s'écraser au plafond en laissant une large
tache de sang. Le lendemain matin, fureur du patron. Lorsque Goupil
arriva on lui fit des reproches, un bon petit camarade l'avait
dénoncé comme auteur du méfait.
Pas tant de potin,
dit Goupil, pour cacher la tache, je vais vous peindre un chouette
rat. Il le peignit en
effet, de là le nom Rat Mort.
Courbet, Manet, Pothey et un
grand nombre de modèles fréquentèrent ce café, mais, juste retour
des choses d'ici-bas, les peintres ont abandonné le Rat Mort devant
le flot montant des vieilles gardes pour le Café de la Nouvelle-
Athènes, et aussi parce que le café est devenu le refuge de
l'état-major de la garde nationale.
Les modèles et les femmes
Le monde est injuste
quand il parle des artistes et encore plus injuste quand il parle des
modèles. Les femmes surtout ; elles ne pardonnent pas aux
autres femmes d'être plus jeunes, plus belles, mieux faites, plus
intelligentes. Elles n'ont pas assez de termes méprisants pour
qualifier celles qui posent. Dans les ateliers on ne ferait que des
orgies, il faut que des femmes soient bien putains pour oser se
mettre nues devant des hommes.
La bourgeoise,
souvent, est plus dévergondée que ces pauvres filles qui, en somme n'ont guère de choix et
sont indispensables aux artistes.
On s'imagine
généralement que le modèle est une perfection, qu'il faut prendre
l'expression dans un sens absolu, c'est une erreur. Une fois que le
peintre a choisi son type, il lui faut trouver le modèle qui s'en
rapproche le plus. Comme les modèles parfaits sont rares, il lui en
faut plusieurs, l'un pose pour la tête, le cou, les bras, les
jambes, le torse, pour la partie du corps qu'il a la plus harmonieuse
et la mieux proportionnée.
Le modèle français,
comme le modèle italien, se rend à domicile ou dans les académies
particulières qui pullulent à Paris ; les plus réputées sont
celles de MM. Jullian, Colarossi, Cormon, Benjamin Constans, Krug,
Humbert et Gervex.
Avoir un modèle,
pouvoir prendre un modèle, après le choix d'un atelier bien situé
et bien éclairé, c'est la préoccupation du jeune peintre.
Combien d'entre eux
sont restés en route faute de posséder l'argent nécessaire pour
payer un modèle. Combien sont morts pour en avoir trop pris ?
Tous les peintres
n'ont pas la chance du Titien, pour lequel la duchesse de Ferrare
posait à l'œil dans le costume que chacun sait. On peut dire que
les jours où elle posait elle ne se ruinait pas pour sa couturière.
Il est vrai de dire
que tous les peintres ne sont pas le Titien et qu'ils n'ont pas la
même chance. Aujourd'hui le modèle est cher, il a suivi la hausse
de la viande ; tout comme pour elle, il y a des catégories.
Hélas, avant de se
déshabiller, il faut s'habiller ! Toutes les femmes en vue, qu'elles
soient du monde, du demi ou même du quart de monde, enlèvent pour
les peintres des toilettes qu'elles font préparer, si elles en ont
les moyens, par leurs couturières six mois à l'avance.
Winterhalter devint
peintre de l'impératrice Eugénie parce que les dames de la cour
avaient, inconsciemment sans doute, posé devant lui. Il grava à la
pointe sèche un buste de l'impératrice, puis il l'entoura, comme
d'une guirlande de fleurs, des portraits des principales dames
d'honneur au-dessous ces vers étaient écrits :
Ces dames s'en vont
le matin
Baigner épaules de
satin
Jambes et bras roses
La brise apporte son
baiser
Et l'Océan vient se
briser
Sur bien de belles choses
Au grand plaisir des
matelots
On voit sortir des
Hots
Ou du chaste corsage
Maints récifs qu'on
ignorait
Tendres écueils où
l'on voudrait
Faire grand naufrage.
La femme a soif de
publicité, elle adore qu'on s'occupe d'elle et sert volontiers de
modèle, plus vêtue il est vrai que la duchesse de Ferrare. Elle
aime à voir ses traits, j'allais dire ses charmes, reproduits.
Heureux le peintre
qui trouve son modèle sans tomber sur une poseuse.
En dehors de la
patricienne qui pose pour la galerie, de la maîtresse pour son
amant, de la mère et de la fille qui posent pour le père ou pour le
fils, il y a le modèle payé, le vrai, celle qui est du bâtiment,
rompue au métier, fille intelligente, sans pudeur, sans préjugés,
à l'occasion Marie ou Messaline qui s'élève dans le ciel ou le
vice ; Diane dans la forêt ou Hécate aux enfers. C'est de ce modèle
qu'il faut parler.
La plupart des
modèles viennent d'Italie. Modèles italiens ou italiennes tiennent
leurs grandes assises, place Pigalle, autour de la fontaine.
Il est curieux de
les voir, le matin, par un beau jour ensoleillé groupés les femmes
resplendissantes de soie, en costume national, les hommes assis
paresseusement sur la bordure du trottoir, tout ce petit monde cause
avec animation. C'est la reproduction exacte, costume et paysage à
part, de la louée de Normandie, ce tableau si charmant des Cloches
de Corneville.
Voici comment les
Italiennes viennent à Paris. Vers le quinze juin, des rameneurs,
c'est une profession, partent pour Rome et Naples, villes où ils
savent qu'attirés par les grandes fêtes de la fin de ce mois, la
Saint-Pierre et la Saint-Paul, les habitants des Romagnes et de la
Basilicate afflueront en foule.
Là, ils choisissent
leur marchandise, plutôt le type que la beauté.
Une fois leur dévolu
jeté, ils s'abouchent avec les parents et signent avec eux un
contrat.
Ce contrat est
généralement pour trois ans. Ils versent la prime convenue, et en
route pour la place Maubert. Une fois là on verra bien.
Arrivé à Paris, le
rameneur va prendre langue dans les ateliers, puis quand il est fixé
sur les besoins des peintres, il prend avec lui cinq ou six de ses
pensionnaires et les promène d'ateliers en ateliers, l'artiste fait
son choix, débat le prix et donne ses heures.
Tous les matins, il
part avec les modèles, les conduisant comme les Béarnais font de
leurs chèvres, et en dépose un sous chaque porte.
Le soir, à heure
fixe, il les reprend, reforme son troupeau. Tous les rameneurs se
réunissent place Pigalle et partent pour la place Maubert.
Le père accompagne
presque toujours sa femme ou sa fille ; on pourrait croire que c'est
par jalousie, les Italiens ayant la réputation d'être des Othellos
féroces. La jalousie n'entre pour rien dans cette sollicitude. C'est
l'argent qui en est le mobile, car l'Italien est pratique, à son
point de vue il est plus naturel qu'il encaisse le produit du travail
des siens que de le faire encaisser par un autre qui pourrait en
distraire une partie ou même tout garder.
Le modèle féminin
est le tourment perpétuel de l'artiste. Généralement coquette,
très femme, dégrossie par la fréquentation d'un monde qui lui est
supérieur par l'éducation il désespère le peintre par son
inexactitude continuelle. Il le laisse en plan sous les prétextes
les plus futiles, il enterre sa mère vingt fois par an, chaque fois
qu'il fait un beau soleil, qu'un caprice le prend ou qu'un amant de
rencontre lui offre une friture au Bas-Meudon et une polka dans un
bal champêtre. Pendant ce temps le malheureux peintre se morfond,
c'est précisément les jours de belle lumière qu'il pourrait
travailler, mais le modèle s'en moque.
Rechercher puis trouver le bon modèle
Il existe une agence
de modèles à Paris, elle a été créée par M. Socci, bien connu
dans le monde des peintres. Les modèles que fournit cette agence
sont d'une exactitude exemplaire, elle procure aux peintres des
modèles aux physiques très variés et appartenant à toutes les
professions.
Les modèles
parisiens sont généralement d'anciennes ouvrières qui ont déserté
l'atelier, trouvant ce métier plus lucratif et beaucoup moins
fatigant. Comme pour la plupart, elles ont déjà jeté leur bonnet
par-dessus les moulins, cela ne les gêne plus guère de poser nues.
Toutefois il y a des exceptions. On en rencontre des timides, pas
pour un peintre seul, mais dans les académies où nombreux sont les
regards.
Un modèle peut
gagner dix francs par jour et en moyenne trente-six francs par
semaine dans certaines académies.
Georgette, le jeune
modèle favori de M. Chaplin, renommée pour posséder le plus joli
pied de Paris, faisait le désespoir du célèbre peintre. Il
l'attendait des journées entières, pendant qu'elle jouait au
besigue à la brasserie des Martyrs, ou bien qu'elle se promenait
avec une de ses amies sous les ombrages de la forêt de
Saint-Germain.
Il est cependant
juste de dire qu'à côté de ces irréguliers ultra-fantaisistes, il
en existe qui prennent au sérieux leur métier et l'exercent très
honnêtement.
Le modèle de M.
Bouguereau, véritable employé rond de cuir, gagne 30 francs par
mois fixe ; elle est nourrie en outre dans la maison, elle passe son
temps dans la cuisine à tricoter des bas ou à broder au crochet.
Chaque fois que le
maître a besoin de son modèle, il le fait demander : Madame,
posez-moi ce mouvement ! L'étude terminée, il la remercie et elle
retourne à son interminable crochet.
Madame Bertha, le
modèle de Stevens, est une des plus jolies femmes qui se puissent
voir.
Madame Adèle est
devenue la femme du peintre L.
Quand M. L. eut
remporté le prix de Rome, et qu'il dut partir pour la villa Médicis
elle ne voulut pas le quitter.
Pour vivre, comme
l'artiste n'était pas riche, elle se mit courageusement à faire des
modes. Touché par tant de dévouement et d'amitié discrète, le
peintre l'épousa. M. L. est désormais hors
concours, chevalier de la Légion d'honneur, et c'est avec bonheur
que la grande dame d'aujourd'hui se souvient de la petite modiste
d'autrefois.
Il est des modèles
qui ont la nostalgie de l'atelier, de l'odeur des couleurs, du
désordre voulu, du laisser-aller des causeries familières ;
les visages amis des camarades sont autant de choses qui leur
manquent.
Comme le Basque qui revient du fond de l'Amérique du
sud pour saluer son village avant de mourir, certains modèles
arrivés à la fortune continuent à fréquenter les ateliers. Telle
est madame D. l'ancien modèle favori du peintre Lagarde, très riche
aujourd'hui. C'était un modèle lettré, ce qui est rare.
J'ai
copié dans son album le quatrain suivant, qui fera partie d'un
volume qu'elle publiera un jour :
"Entrez vite
par ma fenêtre, entrez vite beau printemps. En vous voyant
apparaître, je retrouve mes vingt ans. Quelles sont fraîches les
roses qui naissent quand vous parlez. Et que vous dites de belles
choses au cœur que vous caressez".
Tout le monde
connaît le magnifique groupe du sculpteur Fremiet : l'Ours et le
Gladiateur. Thomas l'Ours avait posé pour le gladiateur, de là son
sobriquet.
Sur ses papiers,
Thomas l'Ours était appelé Bokowski ; grâce à ce nom qu'il
prononçait Bokoirski, il se croyait né en Pologne. Il en avait
arrangé une légende qu'il racontait cent fois dans une journée :
Dès que j'ouvris
les yeux, je me vis au milieu d'un régiment de lanciers de la garde
impériale comment me trouvais-je là ? Je n'avais eu ni père ni
mère, le régiment m'avait adopté en 1830, je le quittais cavalier
de première classe.
On m'avait surnommé
Bokouski parce que je mangeais beaucoup. En effet, Thomas l'Ours
avait un appétit formidable, il mangeait volontiers en guise
d'apéritif, un pain de quatre livres trempé dans deux litres
de vin.
Thomas l'Ours était
admirablement musclé. Grand, géant même, il avait des yeux qui
brillaient comme des diamants, ombragés par des sourcils épais,
pour moustaches, un amas de poils roux dans lesquels une souris
aurait facilement fait ses petits. Toujours vêtu d'une redingote,
trop longue ou trop courte, selon la taille de son premier
propriétaire, veuve de boutons, qu'il remplaçait avec des ficelles
comme des brandebourgs. Coiffé d'un chapeau haute forme, trop grand
ou trop petit pour les mêmes raisons que la redingote, sa chaussure
était tout un poème, usée, éculée, rapiécée, déchirée ses
orteils passaient de trois centimètres.
Devenu vieux, il
allait dans les ateliers, et, pour deux sous, il tirait la peau de
son ventre qu'il tendait comme un tambour, les rapins y battaient le
rappel avec des appuis-main.
Sans façon, dans la
rue, quand il avisait une tête qui lui plaisait, il s'approchait
timidement et lui disait :
Vous n'auriez pas,
par hasard, un vieux sou rouillé qui s'embête dans votre poche et
puis une pipe de tabac ? On lui donnait généralement.
Qui sait que
l'ancien modèle fut un jour maréchal de France ?
A la révolution de
1848, Thomas l'Ours se battit depuis le 22 février jusqu'au 24 au
soir; il entra l'un des premiers au palais des Tuileries. Il trouva
en furetant dans les armoires un uniforme de maréchal de France. Il
l'endossa. Ainsi accoutré, il organisa la garde du château, il
fit faire une pancarte sur laquelle ces mots étaient inscrits en
grandes lettres MORT AUX VOLEURS, puis il fit fouiller tous ceux qui
sortaient du château, tout individu qui était trouvé porteur d'un
objet appartenant aux Tuileries, était immédiatement fusillé.
Bamboula est le lutteur bien connu de la baraque de Marseille-Jeune et des Folies-Bergères, il n'a pas d'histoire, il est nègre et il continue. Pauline Saucez est une ancienne giletière.
Adrienne était jadis couturière. C'est le modèle attitré du peintre Jacob, ce fut elle qui posa pour la danseuse du tableau de M. Roll, Le 14 Juillet, tableau qui est relégué dans une salle du pavillon de la ville de Paris où a lieu chaque année l'exposition des peintres impressionnistes. Elle posa également pour les peintres Boulanger (rien du général), José Frappa et de Chambord.
Sarah Brown est une jeune bohémienne, ancienne écuyère
de l'Hippodrome. Elle s'amouracha d'un étudiant et, à l'époque de
l'expulsion des Princes, elle faillit devenir une femme politique.
Sarah Brown organisa chez elle, rue des Fossés Saint-Jacques, des
réunions politiques. Lâchée par son étudiant, elle tenta de se
suicider, c'était la troisième fois, alors dégoûtée elle se fit
modèle.
Ce n'est pas un
modèle commode. Posant pour la première fois dans l'atelier de
Jules Lefèbvre, elle jeta une boîte à couleur à la tête d'un
rapin qui avait voulu l'embrasser ; partagés en deux camps, les
rapins faillir sérieusement en venir aux mains.
Clélie est un modèle si maigre qu'elle pourrait coucher dans une canne à pêche, elle est d'une candeur sans égale. Quand on lui demande la profession de son père, elle répond : Mon père est médecin, mais comme je trouve que c'est une profession qui ne signifie rien, je dis qu'il est maçon, c'est bien mieux !
Alice est le modèle préféré de M. Henner, c'est elle qui a posé pour l'Hérodiade de 1887. Marie-Louise est le modèle favori de M. Rochegrosse.
Marthe est une négresse née au Sénégal. Après avoir été fille de boutique dans un bureau de tabac à Trouville, elle se fit matelassière, puis modèle elle a posé chez M. Gérôme, chez Benjamin Constant et chez le peintre Desportes pour l'Esclave de Cléopâtre.
Adeline, surnommée Madame de la Tétonnière, est une ancienne blanchisseuse. Ce fut Boldini qui la découvrit ; elle posa pour Rousseau la Lettre du fiancé.
Delval est une
ancienne chanteuse de l'Eldorado, ce fut elle qui servit de type pour
la mulâtresse de M. Saimpierre, elle posa aussi pour le sculpteur
Caïn.
Elle ne pose que
pour le nu et la tête, dit mon excellent confrère Paul Dollfus dans
une étude sur Paris qui pose, publiée par la Vie Moderne, dont
l'aimable rédacteur en chef, M. Gaston Lébre a bien voulu mettre la
collection si rare à ma disposition, ce dont je le remercie.
Concernant Pauline
Saucez. J'emprunte à M. Paul Dollfus l'anecdote suivante :
Comme elle posait
dans l'atelier des élèves du peintre Fray, une dame chanoinesse
prenait des leçons de l'artiste, elle causa avec Pauline, et lui
demanda bientôt si elle accepterait de venir poser l'ensemble chez
un sculpteur amateur. Les conditions étaient convenables et Pauline
donna son accord.
L'amateur portait
une très longue blouse blanche, il avait la face glabre et toujours
la tête couverte. Il commença une statue de l'Espérance.
Or, ses manières
parurent bizarres à Pauline. Il mettait toujours sa blouse avant
d'entrer à l'atelier, se changeant dans une pièce voisine, il la
couvrait de longs regards mais en prenant les mesures, il tremblait
comme la feuille. Intriguée, Pauline l'observa, elle crut deviner
sous la blouse, une soutane.
Un jour la
chanoinesse qui assistait toujours aux séances, la laissa seule avec
l'inconnu, celui-ci lui parut plus bizarre que jamais. Effrayée,
elle rejoignit la chanoinesse sur le carré, lui déclara que
l'amateur était un prêtre, un curé, comme dit Pauline qu'elle
l'avait reconnu, qu'elle en était sûre.
La chanoinesse
protesta. Pauline insista. Alors celle-ci lui proposa d'assister aux
séances mais d'en diminuer le prix. Pauline n'attendait qu'un
prétexte ; celui-ci lui parut bon. Elle refusa, et laissa comme il
put le prétendu prêtre achever son Espérance.
Aïcha. Quand vous
passerez sur la place Sainte-Marie à Montmartre, et que vous
rencontrerez une grande fille, maigre à faire peur, les yeux caves,
cernés, brillant comme des lanternes à travers une nuée de
brouillard, une chevelure crêpue, abondante, marchant courbée,
chancelante, c'est Aïcha, la femme qui servit de modèle pour la
Salomé du peintre Henri Regnault.
Le vrai type de la
femme sauvage. Pour peu qu'elle vous connaisse, elle vous arrêtera,
en pleine rue, et vous racontera ses malheurs.
Elle commence par
ôter sa fanchon, secoue sa crinière et vous dit aussitôt : Regarde
la Salomé !
Alors elle parle de
Guillaumet qu'elle appelle son père et elle débite contre Benjamin
Constant des histoires à dormir debout, et termine en disant, je
crève de faim, paye-moi un café.
J'avoue que l'aspect
de cette malheureuse m'a profondément ému, et je ne comprends pas
que dans le monde des peintres, si charitable, on ne renvoie pas
cette pauvre fille mourir en Algérie. Je sais bien qu'elle a
fatigué beaucoup de gens, mais la misère est son excuse. D'ailleurs
comme elle dit : Aïcha n'est pas méchante.
C'est une sauvage
avec le tempérament du désert, une grande enfant perdue au milieu
de nous.
Tous ne finissent pas comme Aïcha.
Des modèles
deviennent parfois riches. Duhàs a laissé vingt mille francs à
l'École des Beaux-Arts pour augmenter la pension du prix de Rome ;
un autre modèle institua il y a peu de temps une somme de plus de
cent mille francs pour fonder un prix annuel de paysage.
Je ne sais plus quel
modèle alla un jour emprunter cinq cents francs à un peintre très
connu, il les lui prêta. Vexée d'avoir été marchander, elle alla
trouver un ami et lui emprunta la mème somme. Alors elle renvoya les
cinq cents francs au peintre avec ces simples mots : Je te
remercie, j'ai trouvé un autre imbécile !
Carolus Duran, Gervex et consort
Carolus Duran se
montre très exigeant envers ses modèles féminins, même si Madame
a commandé pour poser devant le maître, une toilette d'une dizaine
de mille francs. Lorsque la susdite toilette ne convient pas à
Carolus, il en exige une autre sinon la ressemblance n'est pas
garantie.
De son vrai nom
Carolus Duran s'appelle Charles Durand, mais dès sa plus tendre
enfance, Charles lui paraissait vulgaire, et le D final de Durand,
produisait à son œil perspicace l'effet d'une lettre d'un
bourgeoisisme marécageux et trop commun.
Quoique ne sachant
pas le latin, il transforma lui-même Charles en Carolus et, de son
autorité privée coupa la queue à son nom de famille.
Originaire de Lille
en Flandre, où ses parents tenaient une petite auberge, Carolus se
croit Espagnol et quelque peu Hidalgo. Il est convaincu
qu'il a du sang ibérique dans les veines, peut-être même du sang
tsigane, aussi joue-t-il de la guitare et de la mandoline et ne
consomme-t-il que des vins d'Espagne.
Carolus Duran n'est
pas seulement un peintre, mais un élégant cavalier et un maître
escrimeur. Il sait les grandes traditions de la Renaissance.
Heureux homme ! Il
ne lui manque plus que d'être de l'Institut comme Bouguereau et
Boulanger.
Gervex en sera-t-il
de l’Institut ? That is the question comme disait Shakspeare,
Gervex ne demanderait pas mieux mais les temps ne paraissent pas
encore venus, en attendant le malin savoyard a déjà commencé sa
conversion.
Gervex, né à Paris
de pauvres savoyards, concentre tous ses efforts pour se conduire en
gentleman mondain. Il est trafiqueur et a surtout pour objectif la
bonne galette, comme il dit dans son langage imagé.
Il ne dédaigne pas
les petits profits et thésaurise comme un marchand de marrons.
De même que Carolus
Duran, il a été fort amateur de l'escrime, mais à un autre point
de vue. Il a été aussi fort amateur de jolies femmes, et il l'est
encore mais n'ayez crainte, il ne se ruinera pas pour leurs beaux
yeux. Il ne travaille pas dans les entraînements du coeur, il
ruinerait davantage les Compagnies d'Assurances sur la Vie.
Ce n'est pas comme
M. Henner, un madré Alsacien qui, sous des apparences lourdaudes,
est néanmoins fin comme un Gascon et doublé d'un Normand.
Il vend très cher
son vieil ivoire, genre à part, séduisant quand même, et qui a
trouvé des imitateurs parmi ses compatriotes. Henner, Benner, cela
se ressemble ! C'est pourquoi M. Benner, qui est de Mulhouse, a
essayé de marcher dans les souliers de M. Henner.
Malgré tout, M.
Henner n'en est pas moins un ficeleur qui, de parti pris, accommode
la nature à sa façon.
Roll, comme Puvis de
Chavannes, ne peint pas pour vendre, et c'est bien quelque chose
encore de n'être pas forcé de songer au goût du public, de pouvoir
travailler à son aise, sans autre idée que celle de réaliser de
grandes conceptions ou d'observer la nature, de la saisir dans ses
manifestations intimes, et de pousser son œuvre jusqu'au point
précis où l'on veut la mener.
Il y faut un grand
courage, même pour ceux que n'assiègent pas les préoccupations de
la vie quotidienne, à plus forte raison pour les hommes vraiment
doués que tourmentent le désir de s'élever toujours
plus haut. Il
convient toutefois de se montrer indulgent envers les peintres qui,
avant d'arriver à la complète expression de leur talent, sacrifient
d'abord à la tradition, aux coups de pistolet comme on dit en argot
d'atelier ou aux convenances de l'école classique et des
professeurs, membres du jury, dont la bienveillance n'est acquise
qu'à ceux qui font semblant de les considérer en tenant leurs
enseignements pour paroles d'Evangile.
On ne sait pas ce
qu'il peut en coûter aux audacieux ou aux originaux, que le hasard
de la naissance n'a pas pourvus de bonnes rentes, de n'être pas
élèves de Cabanel ou de n'avoir pas payé leurs mois de nourrice
dans les pouponnières patentées dont les maîtres en titre sont en
même temps les principaux actionnaires de l'Académie Julian, par
exemple.
Rappelons qu'en 1867, M. Julian
avait une toute petite Académie passage des Panoramas.
Le Provençal organisa avant rue Lepelletier les Arènes athlétiques,
dans lesquelles on vit la crème des lutteurs. Ce fut M. Julian qui
inventa le truc de l'homme masqué mais ce spectacle ne fit pas
florès longtemps. Plus tard M. Jullian
fut décoré. Est-ce pour les Arènes athlétiques ou pour son
Académie ?
Exposer au Salon
Les peintres grecs
exposaient leurs ouvrages en public, ce fut là le germe de
l'exposition des Beaux-Arts.
L'origine de nos
expositions modernes remonte à la fondation de l'Académie royale
des Beaux-Arts, la première eut lieu en 1667.
Les expositions se
tenaient primitivement au Louvre et aux Tuileries, les tableaux des
artistes français n'étaient transférés au Louvre que dix ans
après la mort de leurs auteurs. M. de Chennevières fit réduire ce
stage à cinq ans.
Louis XVIII décréta
que les galeries vides du Luxembourg seraient consacrées aux
ouvrages des artistes nationaux vivants. Le 24 avril 1818, le Musée
s'ouvrait au public avec soixante-quatorze tableaux de l'école
française contemporaine.
Sous la Commune, le
Luxembourg ne counut pas les mêmes dangers que le Louvre
grâce à ses salles transformées en hôpital ; néanmoins le 17 mai
1871, MM. Tournemine conservateur, et Chennevières directeur du
Musée, furent remplacés par les citoyens André Gill, Chapuy
sculpteur et Gluck peintre.
Au Luxembourg nos
grands peintres, Baudry, Rousseau, Daubigny étaient à peine
représentés de leur vivant. Cette parcimonie de l'État est
véritablement incroyable. A présent que ces peintres sont morts, et
que leurs tableaux sont partis au Louvre, ils sont encore plus mal
représentés. Ils n'ont rien
d'ailleurs à envier à Eugène Delacroix.
Sous l'empire, le
fameux tableau de ce peintre, représentant une Liberté, avait été
relégué au grenier. Sous la République on était en droit de
penser que cet admirable chef-d'œuvre serait placé dignement,
point ! On l'a casé au quatrième étage. La Liberté, la
République n'en a que faire.
En 1853,
l'exposition eut lieu aux Menus-Plaisirs. En 1855, l'exposition
se déroule dans un bâtiment provisoire, avenue Montaigne.
Depuis 1858,
l'exposition de peinture prit le nom de Salon et se tient chaque
année au Palais de l'Industrie, du 1er mai au 30 juin.
L'origine des
livrets date de 1673. Pendant longtemps les livrets ne se vendaient
que douze sols. Aujourd'hui, ils se vendent un franc. Il est juste de
dire que les premiers n'avaient que quatre pages et qu'aujourd'hui
ils en ont près de cinq cents.
Primitivement, le
Salon était officiel et dépendait du ministère des Beaux-Arts.
Depuis le 17 janvier 1881, les artistes français, constitués en
société, organisent le Salon et l'administrent eux-mêmes, M.
Bailly est leur actuel président.
Les visiteurs du
Salon, pendant qu'il bat son plein, ne se doutent pas en parcourant
les salles, en regardant toutes ces toiles richement encadrées, du
remue-ménage que cette installation a causé.
C'est aux jours
d'envois et surtout le dernier, qu'il faut voir ça, le coup d'œil
est unique au monde.
Les envois se font
du 10 au 15 mars ; ils arrivent par une des portes latérales du
Palais de l'Industrie, au n° 9, côté de l'avenue d'Antin.
Les tableaux, émaux,
dessins, pastels, aquarelles, arrivent dans des voitures de toutes
catégories, par n'importe quel temps. A la date assignée du 5 mars,
aucun délai possible pour le malheureux artiste donc, si une roue de
la voiture à bras qui transporte son oeuvre s'est cassée en chemin,
tant pis pour lui. Si sa voiture accroche, ou si le commissionnaire
maladroit crève sa toile, tant pis encore, il faut arriver à tout
prix. Cela donne lieu à des incidents comiques et navrants à la
fois. C'est une véritable course au clocher.
Prenez-donc garde,
vous allez abîmer mon cadre ! Attention là-bas ! Rangez-vous
donc, gare aux têtes ! C'est un tohu-bohu général.
A la porte, les
élèves des Académies, les curieux, les parents des peintres, se
pressent, se marchent sur les pieds, se bousculent, montent sur les
bancs et essaient d'envahir la chaussée malgré une forte escouade
de sergents de ville, afin de mieux voir le tableau qui arrive.
Au pied de
l'escalier monumental qui conduit à la salle de réception, se tient
une petite vieille, essoufflée, crottée. On devine qu'elle a fourni
une longue course pour arriver à l'heure. Elle
tient précieusement, sous son bras deux petites aquarelles
enveloppées dans un vieux journal, c'est son œuvre. Elle s'imagine
qu'elle fera passer son nom à la postérité. Près d'elle, se
tient un vieux peintre trempé par la pluie, il abrite deux petites
toiles encadrées pauvrement sous un mouchoir à carreaux. Il aura
un gros rhume, mais que lui importe, ses deux paysages avant tout. Il
couve du regard ses enfants bien-aimés qui doivent arrêter les yeux
des visiteurs.
Ah les jeunes ne
font pas ça, on a beau dire, pense-t-il, dans le temps la peinture
était plus consciencieuse.
Pauvre bonhomme,
voilà trente ans qu'il a eu les mêmes illusions et les mêmes
déboires.
Un peu après arrive
un essaim de petites filles, conduites par une femme âgée, à
l'aspect sévère qui a sur son corsage noir un petit bout de ruban
violet, la médaille de Sainte-Hélène des artistes, c'est leur
institutrice. Elle marche droite et fière, elle est heureuse de
conduire ses élèves qui vont pouvoir également exposer leurs petits dessins
dans ce lieu prestigieux.
Après avoir gravi
l'escalier on se trouve dans une salle immense, où se pressent à
s'étouffer tous ceux qu'un intérêt y amène.
On apporte les
tableaux qui doivent passer sous la toise comme de simples conscrits,
pour ensuite être inscrits sous un numéro provisoire.
C'est une première
opération avant que les tableaux ne passent sous les yeux du jury.
Des hommes de peine
les prennent des mains des encadreurs ou des artistes et vont, en
file indienne, les présenter aux employés qui sont chargés de les
inscrire ; les employés donnent au propriétaire, en échange, un
reçu portant le numéro d'ordre.
Les premières critiques
En groupes
compactes, les artistes discutent les chances de tels ou tels.
Un peu vert le
terrain de celui-là, c'est un plat d'épinards. Trop lourd, le
terrain de celui-ci. Ça, c'est bien, dit un autre.
Mauvais, mauvais lui
répond-on en choeur. Des éclats de rire accueillent l'arrivée d'un
portrait : une femme grande et sèche, curieusement rouge de
chair et noire de cheveux.
C'est du pain
d'épice. Mais non, c'est du chromo !
Des murmures saluent
maintenant l'arrivée d'une femme nue. C'est la
femme-squelette ? Il aurait dû lui mettre des jarretières pour
l’étoffer.
On juge, on discute,
on hurle même. Ces hurlements se confondent avec ceux des élèves
des Académies et des ateliers qui sont en bas, dans la rue, poussant
des cris d'animaux. La foule des élèves s'est grossie de quelques
femmes en toilettes tapageuses ; ce sont des modèles ou des
habituées d'ateliers, elles connaissent la plupart des tableaux et des auteurs,
elles formulent hautement leurs critiques, en un langage émaillé
d'expressions salées :
C'est un rien
toquard, c'est peint avec de la guimauve. Pige donc les jambonneaux
de la femme, elle en a des tripes qu'on ne mangera jamais à la mode
de Caen !
J'en passe, et des
meilleures.
Six heures sonnent,
c'est le moment fatal, aucun tableau ne peut plus pénétrer dans
l'intérieur du palais, alors on entend des cris de fureur, on
interpelle les cochers de fiacre : C'est votre faute, vous
n'avez pas été assez vite. Le cocher désabusé répond : y
aura bien assez de cochonnerie sans la vôtre !
Les portes se
ferment, les élèves s'en vont en monôme, chantant un cantique
grivois d'atelier, puis le silence se fait dans la rue. Il en
sera de même au prochain Salon.
Il ne reste plus qu'à attendre maintenant que la concierge
apporte un matin une lettre qui, à côté de l'adresse,
porte l'entête de la Société des artistes français. Cette lettre
sera verte, couleur de l’espérance. Pourtant si elle contient la
mention : Refusé ! Ce sera à recommencer l'année prochaine.
L’élection du Jury
Le conseil
d'administration du Salon est composé de quatre-vingt-dix membres. A
époque déterminée, tous les trois ans, un scrutin a lieu pour
remplacer cinquante membres sortants.
L'élection
se déroule dans la salle V du Palais de l'Industrie, le jour du scrutin une
quantité d'hommes distribuent des listes imprimées, l'électeur n'a
qu'à prendre la première venue, une autre ne changerait rien à
l'ordre de choses établi, les noms de l'année dernière y figurent
et y figureront sans doute l'année prochaine.
A quatre heures le
scrutin est clos. Des employés dressent des tables pour les
scrutateurs chargés du dépouillement des votes. Le président qui,
pendant le vote, était assis derrière l'urne, distribuant de droite
à gauche d'aimables sourires, saluant ses élèves en leur indiquant
d'un regard ou d'un geste sa bonne intention de leur être utile
s'ils votaient bien, se promène majestueusement, fièrement ; il n'a
plus l'air si aimable car il est sûr du succès.
L'opération du
dépouillement est suspendue vers sept heures. Les scrutateurs passent dans une salle voisine. Les scrutateurs
prennent place pêle-mêle avec les candidats et on annonce les
résultats. Les élus, puisqu'à un nombre insignifiant de voix de
différence, sont la plupart du temps déjà connus, souvent les mêmes.
La première
opération du jury consiste à recevoir les tableaux qui dépassent 1
m 50, c'est le jury qui défile devant les toiles dressées au long
des murs ; la seconde, il reçoit les tableaux qui n'atteignent pas 1
m 50, mais ce sont les garçons qui les leur présentent, puis la
révision a lieu s'il y a trop de toiles. Le jury en élimine pour
arriver au nombre voulu, dans le cas contraire il en reprend parmi
les refusées.
Pour les peintres refusés,
il n'y a plus qu'un espoir : la charité.
Chaque membre du
jury a droit à une charité, cela veut dire qu'il peut accepter sans
donner de raison la plus ignoble croûte, il lui suffit d'inscrire le
titre et le numéro du tableau sur une feuille de papier qu'il remet
au secrétaire. Est-ce un bien, est-ce un mal ? Cette coutume
est-elle utile pour les artistes ? Je ne le pense pas car elle
développe plutôt l'esprit d'intrigues que le talent de peintre.
Une actrice célèbre,
il s'agit de Léa d'Asco, connue surtout par ses excentricités sur
les planches, dans les cages des dompteurs, partout où le tapage
mène à la réclame, s'était éveillée un bel après-midi, et,
tout en procédant à sa toilette, elle s'imagina qu'elle pourrait
peindre et se mit à l'œuvre. Finalement elle accoucha d'une
admirable pastiche d'une image d'Epinal sans dessin, sans style, sans
couleur. Elle l'envoya au Salon.
Comme bien on le
pense son tableau fut refusé d'emblée. Il n'y eut pas de
discussion, mais elle connaissait le peintre Gervex, elle alla le
prier d'exercer pour elle son droit de charité et Gervex y
consentit.
Les élèves des
Académies, jeunes gens de famille pour la plupart, et dont le plus
grand nombre se moque de l'art comme de leur première cigarette,
mais qui ne manqueraient pas l'occasion de se donner de l'importance,
vont eux aussi voter.
Ce sont les
auxiliaires précieux des peintres comme MM. Boulanger, Tony
Robert-Fleury, Bouguereau et autres, qui trouvent avec leur Académie
le moyen de gagner 20 000 francs par an, et qui pourront compter
aussi sur un nombre suffisant de voix d'élèves pour assurer leur élection.
On compte en moyenne
quinze cents élèves répartis dans les Académies dans lesquelles
professent la majorité des membres du jury. Il y a en outre à
divers titres environ neuf cents exempts, et il a été reçu au
Salon de 1888, DEUX MILLE CINQ CENT QUATRE-VINGT SIX toiles, cela
fait donc à peu près cent quatre-vingt six exposants en dehors de
la coterie.
Cela explique combien les peintres de valeur ont raison de
protester contre un refus systématique d'une toile sur deux
présentées au jury.
Voici un exemple frappant
qu'il faut passer par une école pour pouvoir être admis au Salon :
Un peintre d'un
certain talent élève de lui-même, ce qui est une gloire, se voyait
refusé ; il imagina d'aller à l'Académie Julian, et, pendant trois
mois, il eut le courage de travailler avec des moutards, comme un
simple rapin, de dessiner des nez, des mains, bref de commencer comme s'il ne
savait rien.
L'année suivante il
exposa et obtint une médaille. Est-ce à trois mois passés à faire
des exercices de l'école mutuelle qu'il dut cette distinction ?
Non ! c'est parce
que, en dehors de son talent, il pouvait mettre sur sa notice élève
de M. Bouguereau, ou d'un autre artiste reconnu.
Il avait courbé la
tête sous la tradition, de là son bon point. Cela sert aussi à
cette chose d'être l'élève d'un membre du jury.
Je cite un autre
exemple :
Un peintre bien
connu que je ne veux pas nommer, reçut un jour la commande d'un
portrait d'un entrepreneur. Le prix fut fixé à trois mille francs, mais
l'entrepreneur malin, vaniteux, orgueilleux, fit un contrat avec le
peintre ; il y avait cet article :
Le prix de mon
portrait est fixé à trois mille francs à la condition expresse
qu'il sera reçu au Salon, je verse la somme de mille francs, si mon
portrait n'était pas reçu, cette somme constituerait le prix du portrait,
au cas contraire le jour de l'ouverture du Salon je verserai les deux
mille francs restant pour parfaire le prix. Le
portrait fut présenté et refusé.
Le peintre désolé
alla aussitôt trouver un des membres du jury et lui exposa son cas.
Repêchez-moi, lui
dit-il, ou je perds deux mille francs.
Et voilà comment on
peut voir, à la place d'honneur dans le salon de l'entrepreneur de
démolitions, son portrait avec cette mention bien apparente :
Salon de 1886, peint par Z.
Les peintres qui
n'ont plus rien à attendre du Salon se soucient peu d'y exposer,
attirés qu'ils sont par les expositions particulières où leurs
toiles sont mises plus en valeur.
Pour les
indépendants c'est une autre affaire, leur admission au Salon
dépendant du jury, ils exposent peu, car le jury n'est pas tendre
pour les novateurs.
La majorité des
exposants, les peintres qui briguent des médailles, font de la
peinture à médaille.
Qu'est-ce que la
peinture à médaille ?
Celle qui plaît le
plus à la majorité des membres du jury, aux professeurs de l'école
des Beaux-Arts et aux professeurs de l'Académie Julian.
Entre la majorité
des exposants et la majorité des membres du jury il y a des liens
réciproques que nul ne peut nier. La majorité des exposants,
jeunes hommes qui se sont mis dans la peinture parce qu'ils ont
entendu dire qu'on y gagnait de l'argent et, imbus du même esprit de
discipline que des candidats aux fonctions administratives,
n'éprouvent aucune répugnance à travailler dans le genre qui leur
vaudra des récompenses.
Entrés dans l'art
par la voie officielle de l'école, il est naturel qu'ils se
préoccupent d'en conquérir les grades. Un peintre sortant de
l'école des Beaux-Arts ambitionne d'arriver un jour à la situation de M.
Bouguereau ou de M. Cabanel, ça semble légitime.
Le 1er mai, le Salon
ouvre ses portes au public, mais la veille, il y a la cérémonie du
vernissage.
Que d'intrigues, que
de bassesses sont commises pour obtenir une invitation afin d'étaler
sa toilette et de pouvoir dire aux amis j'ai été invité au
vernissage.
Dans le cabinet du grand dispensateur des faveurs
administratives :
Monsieur Vigneron,
s'il vous plaît, dit une femme à un employé de l'administration.
Que désirez-vous,
madame ?
Je voudrais une
invitation pour le vernissage.
A quel titre ?
Je suis la nièce de
la soeur du concierge de M. Bouguereau.
Avec plaisir,
madame.
Et voilà pourquoi,
à côté des gens qui auraient droit à cette faveur et qui en sont
privés, on voit le jour du vernissage tant d'imbéciles, qui vont
non pour voir, mais se faire voir.
Faveur, faveur, et
encore faveur !
Toi, crétin, qui
travaille dans une mansarde, au sixième étage, bûchant du matin au
soir, sans feu l'hiver et rôtissant l'été, faisant des prodiges
pour obtenir un cadre du marchand de couleurs, toi qui endures
stoïquement des privations de toute nature pour arriver ; jette
tes pinceaux et ta palette au feu, tu ne seras jamais rien.
Hors de l'école des Beaux-Arts, de l'Académie Julian,
pas de salut. A la fin de mai, le Salon ferme pour quelques jours.
Pendant ce temps, le vote des médailles a lieu et il est procédé à
un nouveau classement des tableaux sur les cimaises, c'est encore un moyen pour donner
satisfaction à des protégés, à des recommandés, qui se sont
plaints de n'être pas assez en vue.
Puis viennent les
intrigues pour la grande médaille, toutes les passions sont en jeu,
toutes les rivalités éclosent au grand jour ; le favorisé est
envié, congratulé, mais des lèvres seulement, car l'amertume est
au cœur des évincés.
En 1883, M. Cabanel
croyait avoir la médaille, il était auprès de l'urne, la couvant
avec tendresse d'un regard, tout le monde le pensait aussi, on le
félicitait, c'était à n'en plus finir : Mon cher ami, par ci,
mon cher ami, par là. Cela vous était bien dû, un talent comme le
vôtre.
Alors vint à passer
M. Harpignies, aussitôt M. Cabanel lui sourit gracieusement, se
préparant à recevoir force compliments.
M. Harpignies
s'avança tendit la main à M. Cabanel et lui dit :
Ah ! je suis bien
heureux, je viens de voir de la bien bonne peinture. N'est-ce pas que
ce sera une distinction méritée ? Oh oui, cette
peinture réjouit l'âme, elle réconforte l'artiste, et je suis bien
heureux.
Parce que je viens
de revoir mes paysages récompensés.
Tête de M. Cabanel
qui n'eut pas la médaille, et le quiproquo était d'autant plus
cocasse que M. Harpignies était exposé à côté de son ami
Cabanel.
Les Impressionnistes
Prenez garde à la peinture avec la suppression
du jury ? De tous temps, dans tous
les arts, dans la littérature, dans le commerce même, il s'est
trouvé des malins qui ont inventé un mot, exploité un titre
heureux qu'ils ont arrangé à leur manière, ceci ne devraient aux
yeux des gens du métier n'avoir aucun sens. En effet, pourquoi
essayer de créer des catégories dans la peinture ? La peinture est un
art qui doit procéder par
les mêmes moyens.
La tentation de
sortir du convenu est louable, mais il est impossible de faire la
nature autrement que le peintre ne l'aperçoit.
Il y a dans le sujet
qui m'occupe une question d'éducation à faire. Le meilleur artiste
sera-t-il toujours celui qui donnera à ses œuvres l'apparence de la
réalité, apparence que jusqu'ici personne n'a pu finalement vraiment obtenir ?
La peinture ne doit
pas être seulement une amusette, elle a un rôle assez grand dans
l'histoire des peuples pour que l'on ne lui assigne pas des limites.
A ce point de vue là tous les efforts doivent être considérés, et
l'école des Impressionnistes doit être aussi bien accueillie que
celle des fignoleurs.
J'ai prononcé le
mot éducation, il faut le justifier par des faits certains,
indiscutables. Prenez un paysan, montrez-lui une étude, un coin de
son champ, un arbre de son jardin, objets qu'il a constamment sous
les yeux, il ne les reconnaîtra pas lorsqu'ils seront fixés sur la
toile, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent.
Pourquoi ? Pour une raison bien
simple, le paysan ne peut voir un objet qui l'intéresse que pendant
le travail que cet objet lui procure, et les autres lui échappent
complètement, l'habitude de les voir partiellement l'empêche de les
étudier dans l’ensemble.
Le public ne peut
pas voir les champs comme le paysan les voit et il juge de la
végétation à sa manière et suivant le milieu dans lequel il vit.
Pourtant cette végétation change avec les latitudes, celle des
contrées du midi ne ressemble en rien à celle du nord, et la
campagne des environs de Paris ne peut être mise en parallèle avec
celle de Fontainebleau.
Les couleurs
violentes qu'emploient les maîtres de l'école impressionniste sont
justifiées, elles ont leurs raisons d'être. Les peintres de talent
comme Manet, Sisley, Pissaro, Signac, Seurat..., ne laissent rien à
la fantaisie, le sujet leur importe peu, il n'est pas toujours
plaisant aux yeux, mais il est certainement exact. Ils s'inspirent
d'un mouvement de la nature, de sa lumière natuelle et essayent de
la saisir sur le vif.
Les Impressionnistes
ont fait faire à l'art un pas incontestable par la hardiesse et de
la justesse de leur coloris. Ils ont commencé à peindre comme tout
le monde. ils auraient pu continuer à mettre sous les yeux des
amateurs, des arbres dont on peut compter les feuilles, et des plages
dont on pourrait compter les galets ; ils se sont aperçus de
l'erreur commise et ont brisé avec la tradition, on les combat, et
un jour on les glorifiera parce qu'ils auront donné à l'art
pictural un essor nouveau.
La première
exposition des Impressionnistes eut lieu en 1874 chez Nadar, la
deuxième en 1876, chez Durand-Ruel, la troisième en 1877 et depuis
1879 les expositions se font régulièrement. Aujourd'hui elles ont
lieu dans le pavillon de la ville de Paris, de mars à mai
généralement.
La société, basée
sur la suppression des jurys d'admission, a pour but de permettre aux
artistes de présenter librement leurs oeuvres au jugement du public.
Cette innovation est
excellente, mais elle présente un grand danger, car, pour quelques
œuvres qui valent la peine d'être examinées et qui peuvent attirer
l'attention des amateurs sur des promesses de talent, plusieurs
centaines sont présentées et exposées sans réel
profit pour l'art.